Le Match – Priscilla

POUR - Priscilla signe le grand retour de Sofia Coppola

Couleurs pastel, lumière douce, looks vintages des années 60 & latence dans la mise en scène : dès les premières minutes, on plonge à nouveau dans l’univers poétique de Sofia Coppola, notamment connue pour ses remarquables Virgin Suicides (1999) et Marie-Antoinette (2006).

Priscilla (interprétée par la fabuleuse Cailee Spaeny) n’a que 13 ans lorsqu’elle rencontre Elvis Presley (Jacorb Elordi) pour la première fois. Et, d'emblée, le ton est donné : ce qui intéresse la réalisatrice, c’est bien la perspective de cette femme de l’ombre (rappelons que Priscilla Presley a pris part à la production déléguée de ce film), et non le point de vue de celui qui deviendra son mari, The King of Rock and Roll.

En cela, Coppola poursuit ce qu’elle sait faire avec brio, à savoir le portrait d’une jeunesse (au féminin) qui se cherche, s’ennuie profondément et incarne la vacuité de l’existence de par la place qui lui est donnée en société. Cet état de latence contraste avec les moments de fête où le bruit, la musique mais aussi le désir furtif des personnages s’invitent au premier plan.

La première partie du film nous fait vivre les prémices d’une « romance » qui interpelle d’emblée. En cause ? la différence d’âge qui lie les deux protagonistes. Et c’est précisément là que la réalisatrice choisit un angle pertinent : en se plaçant du  côté de Priscilla, on comprend bien comment l’adolescente ne peut être que réceptive face à l’intérêt que lui porte Elvis (alors de 10 ans son ainée, et déjà star internationale). 

Le regard que porte Coppola est emprunt de subtilité : Priscilla et Elvis sont beaux, jeunes, et leur histoire naissante est très vite popularisée par les médias. La place de Priscilla est enviée de toutes, et la famille de cette dernière, plutôt réticente au départ, va finalement accepter le départ de leur fille (alors âgée de 15 ans) pour rejoindre Elvis dans ce qui deviendra sa "prison dorée". 

Le reflet d’une époque

Le "bad boy", c'est bien cela qu'incarne Jacob Elordi à l'écran durant 1 h 53. Sa taille (il est quasiment deux fois plus grand qu'elle), son charisme, sa popularité mais aussi ses "coups de sang" nous rappellent, dans notre imaginaire collectif, la représentation de ce que devrait être un homme, un vrai. Et le choix de l'acteur, décrit comme le "célibataire le plus convoité d'Hollywood" n'a rien d'anodin.

Les séries, les livres, les films, les pubs, en somme l'ensemble de nos références nous l'ont appris. Priscilla n'est autre que le reflet d'une époque, et c'est cela qui fait que l'on adhère au récit qui nous est proposé. Tout en prenant du recul, elle reste finalement très proche de nous.

Avec elle, on attend ; prisionnère de sa condition de femme, elle attend de vivre ces quelques moments d'exaltation partagés avec Elvis à chaque fois qu'il décide de rentrer dans leur maison de Los Angeles (lorsqu'il n'est pas en tournée ou entrain de la tromper). C'est le début de l'emprise, car Elvis lui, maintient cette attente comme tant d'autres l'ont fait et le feront par la suite (on pense à Mon roi de Maïwenn). Finalement, sa vie finit par ne plus tourner qu'autour de lui, ou plutôt autour de l'ennui viscéral lié à une attente interminable.

Le spectateur est alors plongé avec Priscilla dans cette tempête émotionnelle qu'elle subit malgré elle. On vit avec elle la lassitude, l'exaspération, la frustration et la violence, comme l'excitation, l'effervescence et la passion. Et on comprend comment peut se mettre en place, subtilement, l'emprise.

La patte à Coppola 

Mais le film ne serait rien sans la patte de la réalisatrice : les couleurs vives à l'image de Virgin Suicides, le look rétro des années 60-70 qui va de pair avec la transformation physique de Priscilla (teinture de ses cheveux en noir, maquillage) qui la porte au statut d'icône de mode, la BO implacable, rien n'est laissé au hasard.

Cela n'est pas sans nous rappeler la poésie tragique de ses précédents longs-métrages : déjà les sœurs Lisbon enfermées chez elles nous faisaient voyager dans leurs rêves à travers le journal intime de Cécilia (on se souvient de cette séquence mythique sur fond de Air). Ici, Coppola fait le portrait de cette jeune adolescente reléguée à son statut de femme dont l'avis ne compte pas.

Si certaines critiques peuvent reprocher l'aspect impénétrable de Priscilla, c'est justement là tout l'intérêt des œuvres de Coppola. Tout est interprétation et supposition ; si le spectateur peut se sentir proche du personnage principal de par les thèmes abordés (l'adolescence, le fait d'être une femme),  le mystère reste intact (on se demande ce qu'il passe t-il exactement dans sa tête ?).  La raison n'a que peu de place dans les récits de la réalisatrice qui laissent finalement chacun.e en proie à ses raisonnements internes.

Si dans Virgin Suicides et Marie-Antoinette, l'aboutissement est tragique, Priscilla nous offre une fin différente, plus ouverte mais non moins intéressante. La jeune femme, lasse des comportements répétés de son bourreau, semble peu à peu se réveiller de l'emprise. C'est la fin d'une étape de sa vie qui aura tant compté, mais dont elle comprend qu'il faut maintenant sortir.

50 ans plus tard, Priscilla Presley prend le contre-pied des récits de l'époque et raconte ce moment de sa vie à l'écran aidée par Sofia Coppola. Et ne devrait-on pas s'en réjouir ?

A.S.


CONTRE - Priscilla de Sofia Coppola: Un si joli ennui

Cela commençait pourtant très bien. Après avoir mis en plans l’enfermement des cinq sœurs Lisbon, victimes du puritanisme bienveillant de leurs parents dans Virgin Suicides, représenté Marie-Antoinette repoussant par tous les possibles divertissements les murs de sa prison dorée, Sofia Coppola offre un miroir à l’Amérique et à une certaine époque via le portrait d’une nouvelle jeune fille cloîtrée: Priscilla Beaulieu, qui noua à 14 ans une relation amoureuse avec un Elvis Presley majeur et vacciné de 24 ans. 

Un point de vue original : Priscilla plutôt qu'Elvis, l'intime plutôt que la sphère publique, un regard féminin plutôt qu'un regard masculin

L’intérêt majeur du film consiste à se concentrer sur le point de vue de Priscilla plutôt que sur celui de son célèbre mari, et à ne filmer la gloire de ce dernier que par des biais détournés : disques de la collection de Priscilla encore collégienne, paparazzis se pressant autour de la limousine lorsque le couple en émerge, coups de téléphone à propos des performances d’une nouvelle tournée, ou encore employées dédiées au courrier des fans. Loin des salles de concert d’où il tire sa gloire, l’Elvis Presley de Jacob Elordi apparaît ridicule dans ses costumes extravagants, et son aura née du dehors ne devient, au-dedans, que le mauvais prétexte d’une tyrannie domestique. 

Dans un film concentré sur le parcours du chanteur, cette tyrannie aurait été, sinon effacée ou justifiée, du moins “expliquée” par les pressions de son “génie”. Perçue seulement au sein du cercle intime, elle apparaît pour ce qu’elle est: l’énième abus de pouvoir d’un homme plus âgé, narcissique et immature, sur une jeune fille vulnérable, déguisée en adulte mais dont les talons de plus en plus élevés demeurent un peu trop grands pour elle. Un seul plan révèle Elvis sur scène, découpé comme une ombre chinoise. Le plan est beau, peut-être le plus beau du film dans sa sobriété et ses teintes franches qui tranchent avec les demi-tons du reste de l’oeuvre, mais décevant en ce qu’il rompt avec l’originalité consistant à ne dépeindre Elvis que dans sa personne privée, et par le seul regard de Priscilla. 

Le parcours de l’héroïne l’emmène de lieu clos en lieu clos, de limousine en avion et de maison en palais, d’un Berlin marron à un Graceland gris, rose et blanc, des tenues d’enfant sage aux atours de jeune fille érotisée, de gros plan pieds-vernis-sur-moquette-moelleuse en gros plan faux-cils-en-boîte. Devant la caméra de Sofia Coppola se succèdent ces images d’intérieurs feutrés et d’accoutrements pastel, images plus plaisantes esthétiquement les unes que les autres. C’est joli, mais est-ce tellement plus que cela ? 

Quel ennui

L’emprise exercée par Elvis sur Priscilla est habilement mise en scène du point de vue de ses manifestations extérieures : haute silhouette d’Elvis et petitesse de Priscilla, contrôle sur les tenues portées, ordres de vie intimés par téléphone, la seule voix d’Elvis, hors-champ, dirigeant Priscilla à distance. 

Toutefois la mise en scène de cette emprise implique ici la transformation de Priscilla en poupée de cire. Les scènes dans lesquelles Priscilla manifeste un désir personnel quelconque sont rares et même en l’absence de son geôlier, le film ne nous la représente qu’arpentant des pièces vides, câlinant un chien, et ne s’essayant à rien pour se, ou nous, divertir de son ennui devenu le nôtre, ni pour faire émerger un sens d’une existence dominée autant par Elvis que par la vacuité. 


N’est-il pas décevant qu’à la sortie de la salle, la première réaction soit le soulagement après l’ennui, et la seconde : où pourrais-je trouver ce pull en maille rose que porte Priscilla dans cette scène où elle s’ennuie - quelle scène d’ennui déjà ? 

Mais qui est Priscilla ?

S’il est pertinent psychologiquement qu’une telle emprise présente ces conséquences, et que le film est donc habile sous cet aspect, en réduisant son héroïne à son statut de poupée-victime sans révéler ni même suggérer l’existence de ses pensées, ambitions, émotions et doutes propres, elle échoue à susciter l’empathie à son égard. Bien qu’héroïne principale, Priscilla demeure une figure silencieuse au visage presque imperturbable, dont le for intérieur nous est inaccessible. Cette ellipse faite sur le véritable point de vue de l’héroïne est manifeste lors de la rupture avec Elvis, décidée soudainement et sans signe avant-coureur. Pourquoi soudain rompre, après avoir jusque-là tout excusé ? Pourquoi maintenant ? La décision nous est exposée en quelques plans rapides, sans qu’aucun élément dans la narration ou le jeu de Cailee Spaeny n’ait permis d’explorer l’évolution psychologique ou le basculement intime qui l’ont permise. Que s’est-il passé en elle ? S’est-il seulement passé quelque chose ? Cette emprise centrale à l'œuvre et à la personne de l’héroïne était-elle finalement si ancrée, puisque Priscilla s’en extrait après un regard à son prof de karaté ?  

Petit film, long clip

De Priscilla, le spectateur ou la spectatrice - du moins celle-ci - ne conserve dès lors, à la sortie de la salle, que les images et les sensations rêveuses d’un clip réussi :  esthétique, évocateur, mais dont les personnages demeurent des figures, sans arc narratif ou psychologique véritable. L'œuvre est d’ailleurs dépourvue de seconds rôles dignes de ce nom : parents, domestiques, amis, quasiment dépourvus de dialogue et sans personnalité perceptible, s’apparentent davantage à des éléments de décor qu’à des personnages. Si cette invisibilisation des êtres autres que les deux personnages principaux sert à ancrer le huis-clos de couple qui fonde le film, on la comprend moins lorsqu’elle concerne son héroïne éponyme.  

Le film ne s’attache finalement, et assez littéralement, qu’à la surface de son sujet, et c’est regrettable. A celles et ceux qui argueraient du style propre à Sofia Coppola, je répondrais que le même reproche ne s’applique pas à son premier long-métrage, Virgin Suicides : l’angoisse, les tourments existentiels et la versatilité de ses personnages enfermés, tout en restant opaques aux regards de leurs voyeurs voisins, y étaient palpables, incarnés. Malgré l’étouffante emprise parentale, la malice silencieuse mais  provocante de Lux, puis sa douleur lors de ce réveil qui la voit abandonnée au matin dans l’herbe, les regards pénétrants et accusateurs de Cecilia, ses mots confiés à son précieux journal intime, nous les révélaient souffrantes, vibrantes, en somme vivantes. Les émotions, les velléités et les pensées de Priscilla en revanche ne sont ni dites, ni écrites, ni perçues, son regard et ses gestes demeurent lisses, et elle nous demeure dérobée, personnage aussi pastel que ses tenues.

Pedro Almodovar avait dit du premier film de Sofia Coppola qu’il saisissait “la fragilité de la vie avec une précision rare et obsédante”. Nul n’aurait l’idée d’écrire quoi que ce soit de similaire à propos de Priscilla et de ses figures empaillées, absentes à la vie et à l’envie. On ne décèle dans Priscilla ni ce qui anime son héroïne, ni sa réalisatrice, et dès lors le spectateur et la spectatrice émergent de l'œuvre un peu inanimés eux-mêmes. 

I.S.





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